Cour de Cassation : Droit à l’Information Prime sur la Vie Privée d’un Homme Politique

La première Chambre civile de la Cour de Cassation a rendu le 9 avril 2015 un arrêt de rejet qui confirme que les juges doivent prendre en compte la contribution d’informations propres à porter atteinte à la vie privée de personnalités politiques au débat d’intérêt général, afin de décider si leur publication doit être interdite car elle porte atteinte à la vie privée, ou si elle doit être autorisée car le public a droit à être informé.

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Les faits étaient les suivants. M.X et M.Y, sont deux hommes vivant en couple, tous deux cadres d’un parti politique. Un livre, « Le Front national des villes et le Front National des champs », qui devait être publié le 12 décembre 2013 par les éditions Jacob-Duvernet, dévoilait leur relation.

M.X et M.Y assignèrent l’éditeur devant le tribunal de grande instance de Paris afin d’obtenir que le livre soit interdit et saisi. Par ordonnance du 12 décembre 2013, le juge des référés avait dit que ce livre constituait bien une atteinte à la vie privée des deux hommes et qu’il ne pouvait être publié qu’en supprimant certains passages, indiqués par le juge, et, qu’à défaut, une astreinte de 10.000 Euros par exemplaire publié serait encourue.

L’éditeur interjetta appel. Selon lui, l’orientation sexuelle de M.X et M.Y révélée par le livre ne portait pas atteinte à leur vie privée, car cette information avait déjà été publiée sur deux sites internet et que la presse avait largement commenté l’ordonnance de référé. Pour l’éditeur, la publicité ainsi faite à l’orientation sexuelle de M.X et M.Y rendait inutile l’interdiction du livre, et, même à supposer que la publication du livre portait bien atteinte à la vie privée des deux hommes, elle serait justifiée par la liberté d’expression et par le droit à l’information du public.

La Cour d’appel de Paris rendit son arrêt le 19 décembre 2013, au visa de l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) et de l’article 9 du Code civil, qui protègent tous deux le droit à la vie privée. La cour nota la discrétion des deux hommes, d’ailleurs soulignée par le livre, qui indique que leur homosexualité n’est pas connue en dehors de la « sphère politico-médiatique ».

Pour la cour d’appel, le livre « port[ait] gravement atteinte à des aspects les plus intimes de [la vie privée de M.X et M.Y]. Elle ajouta, néanmoins, que

« le droit au respect de l’intimité de la vie privée peut se heurter aux droits d’information du public et de la liberté d’expression garantis par l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et que dans un tel cas il revient au juge de dégager un équilibre entre ces droits antagonistes qui ne sont ni absolus, ni hiérarchisés entre eux, étant d’égale valeur dans une société démocratique ».

Le juge doit trouver l’équilibre entre vie privée et droit à l’information

La Cour d’appel fit une différence entre les deux hommes lorsqu’elle analysa les faits afin de trouver un équilibre entre leur droit à leur vie privée et le droit du public à être informé de leur relation. M.X était alors le secrétaire général du Front National, et la Cour prit cet élément en compte pour conclure que le droit du public à être informé de son homosexualité prime sur son droit à la protection de sa vie privée en raison de la possible influence de ce fait sur la position de son parti sur le mariage homosexuel. En revanche, pour la Cour d’appel, le droit à la vie privée de M.Y devait primer sur le droit à l’information du public en raison de sa moindre notoriété et de sa moindre influence au sein du Front National. Selon la Cour d’appel, « la révélation de son orientation sexuelle [n’est pas] tellement utile au débat dans une société démocratique qu’elle justifierait que l’intérêt personnel de [M.Y.] doive s’effacer derrière l’intérêt des lecteurs, fussent aussi des électeurs ». En outre, selon la Cour d’appel, le public n’avait pas d’intérêt à savoir que les deux hommes vivaient ensemble. Elle infirma les dispositions de l’ordonnance de référé relatifs à la détermination des passages du livre devant être supprimés, pour en indiquer d’autres, mais confirma les dispositions restantes.

M.X se pourvut en cassation, arguant que la cour d’appel avait violé l’article 8 de la CESDH et l’article 9 du code civil, car aucun débat d’intérêt général ne justifiait la publication de son homosexualité et de sa relation avec M.Y. Mais, le 9 avril 2015, la première Chambre civile de la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Selon la Cour de cassation, la Cour d’appel avait légalement justifié sa décision, car elle avait bien noté qu’il s’agissait là d’un sujet d’intérêt général, « dès lors qu’il se rapporte à l’évolution d’un parti politique qui a montré des signes d’ouverture à l’égard des homosexuels à l’occasion de l’adoption de la loi relative au mariage des personnes de même sexe ».

L’arrêt de la Cour de cassation est dans la lignée de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), qui avait expliqué en 2004, dans son arrêt Von Hannover c. Allemagne, que, « [d]ans les affaires relatives à la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression dont la Cour a eu à connaître, elle a toujours mis l’accent sur la contribution que la parution de photos ou d’articles dans la presse apportait au débat d’intérêt général » (Considérant 60). La Cour avait cité la Résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, dont le considérant 6 souligne que « les personnes publiques doivent se rendre compte que la position particulière qu’elles prennent dans la société, et qui est souvent la conséquence de leur propre choix, entraîne automatiquement une pression élevée dans leur vie privée ». Selon la CEDH, « il existe un droit du public à être informé, droit essentiel dans une société démocratique qui, dans des circonstances particulières, peut même porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, notamment lorsqu’il s’agit de personnalités politiques (…) ».

La question du mariage homosexuel avait pas été âprement discutée par les différents partis politiques en 2011, lors de l’adoption de la loi pour le mariage pour tous. Ce climat politique peut bien être une des « circonstances particulières » pouvant faire pencher la balance en faveur du droit du public à être informé, au détriment de la vie privée d’un homme politique.

L’auteur de l’image de la Cour de Cassation est Elliott Brown, License CC BY 2.0.