Le 12 décembre 2015, Brahim Zaibat, un danseur et chorégraphe, a mis en ligne sur les réseaux sociaux un “selfie” qu’il avait pris deux ans auparavant, le montrant dans un avion, dans un fauteuil juste derrière celui où Jean-Marie Le Pen, le président d’honneur du Front National, s’était endormi.
Mr. Zaibat ajouta ce commentaire sous le “selfie”: “Mettez les KO demain en allant tous voter. Pour préserver notre France fraternelle!!!”Mr. Zaibat faisait référence au second tour des élections régionales, qui devaient avoir lieu le lendemain 13 décembre 2015, alors que le Front National était arrivé au premier tour en tête de six des treize régions.
M.Le Pen prit ombrage de cette photographie et considéra qu’il s’agissait d’une atteinte à sa vie privée et à son droit à l’image. Il assigna M. Zaibat en référé le 31 décembre 2015, et demanda au Tribunal de Grande Instance (TGI) de Paris d’ordonner la suppression du selfie, son interdiction de diffusion, la diffusion d’un message accompagnant la mesure de retrait, la publication de la disposition dans VSD, Closer et Paris Match, ainsi que le versement d’une indemnité provisionnelle de 50 000 euros.
Mr. Zaibat argumenta en défense que devoir retirer ce selfie porterait atteinte à sa liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH). Selon M. Zaibat, il n’avait « pas outrepassé les limites de la liberté d’expression, sur un mode humoristique, dans le contexte d’un débat politique, sur un sujet d’intérêt général ». Selon lui, le selfie était un cliché pris en public, qui représentait avec humour un homme politique dont le parti était alors dans les feux de l’actualité.
Mais le juge des référés, au visa de l’article 9 du Code civil et de l’article 8 de la CESDH, protégeant tous deux la vie privée, considéra que le selfie portait atteinte au droit à l’image et à la vie privée de M. Le Pen. Mais il considéra que, puisque le “selfie” n’était « ni dégradant, ni malveillant », il n’y avait lieu d’allouer au politicien qu’un euro d’indemnité. En revanche, le juge des référés interdit à Mr. Zaibat de publier à nouveau la photographie et ce, sous astreinte de 1 000 euros par infraction constatée, Tribunal de grande instance, Paris, (ord. réf.), 10 février 2016, J-M. Le Pen c/ B. Zaibat. M. Zaibat a fait appel de l’ordonnance de référé.
Pas de définition légale de la vie privée
Si l’article 9 du Code civil dispose que «Chacun a droit au respect de sa vie privée », il ne définit pas en revanche ce qu’est la vie privée. De même, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le respect de la vie privée, sans définir cette notion. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a défini en 1970, dans sa déclaration sur les moyens de communication de masse et les droits de l’homme de sa Résolution 428, le droit au respect de la vie privée comme étant essentiellement « essentiellement à pouvoir mener sa vie comme on l’entend avec un minimum d’ingérence » et qui concerne notamment « la vie privée, (…),la non-divulgation de faits inutiles et embarrassants, la publication sans autorisation de photographies privées ».
La liberté d’expression
L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protège la liberté d’expression, qui peut néanmoins, selon l’article 10-2 de la Convention, être soumis à « certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi », si elles constituent « des mesures nécessaires dans une société démocratique ». La Cour avait interprété ce texte en 1978, dans son arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni, comme exigeant que ces mesures nécessaires dans une société démocratique correspondent à un besoin social impérieux qui doit être proportionné au but légitime poursuivi. En outre, les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier doivent être pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume Uni § 62).
Le difficile équilibre entre la liberté d’expression et la protection de la vie privée
Le selfie porte atteinte à la vie privée de M. Le Pen. Mais ce droit prévaut-il forcément sur celui de M. Zaibat à s’exprimer et sur le droit du public à être informé. ?
On peut argumenter qu’une personne publique a le droit de s’endormir en avion sans que cet acte intime soit publié. M. Le Pen avait argumenté que M. Zaibat n’était pas un débatteur politique ou un humoriste, mais un danseur, et qu’ainsi il ne pouvait pas se prévaloir de la liberté d’expression politique, mais qu’il s’était « en réalité exprimé comme un simple citoyen et a simplement profité de l’actualité politique pour faire le « buzz » en diffusant une photographie volée deux années auparavant». Mais la liberté d’opinion appartient à tout le monde, danseurs, hommes politiques, et médias.
Dans un arrêt récent, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme cita la résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, adoptée le 26 juin 1998, selon laquelle « [c]’est au nom d’une interprétation unilatérale du droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, que bien souvent les médias commettent des atteintes au droit au respect de la vie privée, estimant que leurs lecteurs ont le droit de tout savoir sur les personnes publiques ». Mais la Cour a néanmoins dit à l’unanimité que la France avait violé l’article 10 de la CEDH en condamnant Paris Match pour avoir publié en 2005des photos du fils caché du Prince Albert de Monaco.
La Cour rappela dans son arrêt Couder que « le droit de toute personne à son image » et que ce droit « présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image, ce qui comprend notamment la possibilité d’en refuser la diffusion », Couderc § 85. Elle ajouta :
« Pour déterminer si une publication porte atteinte au droit à la vie privée de l’intéressé, la Cour tient compte de la manière dont l’information ou la photographie a été obtenue. En particulier, elle accorde de l’importance au fait que le consentement des personnes concernées a été recueilli ou qu’une photographie suscite un sentiment plus ou moins fort d’intrusion. (…) Elle a ainsi eu l’occasion d’observer que les photographies paraissant dans la presse dite « à sensation », ou « presse du cœur », qui a habituellement pour objet de satisfaire la curiosité du public sur les détails de la vie strictement privée d’autrui (…) sont souvent réalisées dans un climat de harcèlement continu, pouvant entraîner pour la personne concernée un sentiment très fort d’intrusion dans sa vie privée, voire de persécution ». Couderc § 86.
Qu’en est-il pour la photo prise par M. Zaibat ? Représente-t-elle M. Le Pen dans un acte de sa vie privée ou bien de sa vie publique ? M. Le Pen est une personne publique. La photo a été prise dans un lieu public, un avion, sans que le sujet de la photographie ait été harcelé. Toutes les personnes dans l’avion pouvaient voir M. Le Pen endormi sur son siège, en passant à côté de lui. Mais le public a-t-il le droit de savoir qu’il était endormi dans cet avion ?
Le juge des référés prit la position de définir subjectivement la vie privée comme la sphère que la personne elle-même définit comme fixant ce qui peut être divulgué par voie de presse.
« Conformément à l’article 9 du Code civil et à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne, quelle que soit sa notoriété, a droit au respect de sa vie privée et est fondée à en obtenir la protection en fixant elle-même ce qui peut être divulgué par voie de presse ».
Mais il s’agit là d’une conception « extrême » de ce qu’est la vie privée (Traité du Droit de la Presse et des Medias, Bernard Beignier, Bertrand De Lamy, Emmanuel Dreyer, paragraphe 1589). Les auteurs notent que cette conception permet un individu de « s’opposer à toute publication même en présence d’un intérêt légitime du public ». Selon les auteurs, cette conception « n’est pas viable ».
Dans une affaire aux faits quelque peu similaire à la nôtre, François Hollande, à l’époque le Premier Secrétaire du Parti Socialiste, avait été pris en photographie en 2006 durant en vacances, alors qu’il faisait ses courses dans un marché de Mougins. Les photos avaient été publiées dans un hebdomadaire, qui les avait illustrées de commentaires humoristiques qui faisaient référence à l’actualité. M. Hollande avait assigné le magazine au visa de l’article 9 du Code civil. Le TGI de Paris avait considéré le 22 octobre 2007 que les photos portaient atteinte à la vie de M. Hollande :
« Attendu que si les limites de la protection instaurée par l’article 9 du Code civil peuvent être appréciées plus largement relativement à des personnes assumant des fonctions publiques et officielles, les informations révélées en l’espèce sont sans lien direct avec les fonctions politiques exercées par le demandeur s’ agissant de photographies prises à l’ occasion d’une activité privée exercée pendant ses vacances ; que ces éléments ne relèvent donc pas d’une légitime information du public, et ce malgré la référence humoristique faite dans l’article à l’organisation prochaine par François Hollande d’ une conférence sur le pouvoir d’ achat des Français ».
Est-ce que, en publiant le selfie, M. Zaibat a participé à un débat d’intérêt général ? Dans son arrêt Von Hannover c. Allemagne (n. 2), la Cour européenne des droits de l’homme avait expliqué que « [l]a définition de ce qui fait l’objet de l’intérêt général dépend des circonstances de l’affaire », et qu’elle avait reconnu l’existence d’un tel intérêt lorsque la publication portait sur des questions politiques. Encore faut-il que les photos ou les articles dans la presse contribuent à un débat d’intérêt général § 109.
Pourtant, après son arrêt Couderc de novembre 2015, la Cour de Strasbourg semble faire pencher la balance en faveur de la liberté d’expression. En revanche, les tribunaux français sont souvent plus favorables à la protection de la vie privée. Affaire à suivre…
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