Le Baiser de Brancusi ne quittera pas le cimetière du Montparnasse

La sculpture Le Baiser, crée par Constantin Brancusi, ne quittera pas le cimetière du Montparnasse à Paris. Ainsi en a décidé le Conseil d’État le 2 juillet 2021.

Cette sculpture orne la tombe de Tatiania Rachewskaïa, une jeune femme russe qui s’était suicidée en décembre 1910 à Paris où elle vivait alors, sans doute par suite d’un chagrin d’amour. Elle avait été inhumée au cimetière du Montparnasse, et une concession funéraire à titre perpétuel avait été acquise par son père le 12 décembre 1910. Sa tombe comporte une stèle faisant socle qui porte épitaphe qui soutient la troisième version de la sculpture intitulée Le Baiser, réalisée par Constantin Brancusi en 1909. L’artiste vivait et travaillait dans son atelier à Paris, après avoir fait partie brièvement de l’atelier d’Auguste Rodin.

Le Baiser avait été élevé le 4 octobre 2006 au rang de trésor national par un arrêté du ministre de la culture et ce dernier avait refusé de délivrer le certificat demandé en vue de son exportation. Le préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris, avait inscrit par un arrêté du 21 mai 2010 la tombe de Tatiania Rachewskaïa, y compris Le Baiser et son socle formant stèle, au titre des monuments historiques, argumentant que :

« (…) la conservation du groupe sculpté :  » Le Baiser  » réalisé par Constantin Brancusi en 1909 et installé sur la tombe de Tania O… à son décès en 1910 présente au point de vue de l’histoire et de l’art un intérêt public en raison d’une part, de sa place essentielle dans l’œuvre de Brancusi et de sa qualité intrinsèque qui en fait une œuvre majeure, d’autre part, de son intégration à l’ensemble de la tombe avec son socle constituant la stèle funéraire portant l’épitaphe gravée et signée par Brancusi ».

Les ayants droit de la concession funéraire à titre perpétuel avaient déposé une demande de travaux le 8 mars 2016, en application de l’article L. 622-22 du code du patrimoine, afin de faire déposer Le Baiser, et de pouvoir ainsi vendre la sculpture. Cette demande avait été rejetée le 17 mars 2016, au motif que « la tombe, avec le groupe sculpté  » Le Baiser  » de Constantin Brancusi et son socle formant stèle est un immeuble inscrit en totalité parmi les monuments historique ».

Les ayants droit avaient demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler pour excès de pouvoir l’arrêté du 21 mai 2010 ainsi que l’annulation pour excès de pouvoir de la décision du 28 juin 2016 par laquelle ce même tribunal avait rejeté le recours gracieux formé contre la décision du 17 mars 2016 .

Le tribunal administratif de Paris avait rejeté leurs demandes le 12 avril 2018, mais la cour administrative d’appel de Paris avait annulé ce jugement et enjoint le préfet de Paris de réexaminer la déclaration de travaux dans un délai de trois mois à compter de la notification de son arrêt. Le Conseil d’État statuant au contentieux, avait fait droit le 31 mars dernier à la demande de la ministre de la culture tendant à ce qu’il soit sursis à l’exécution de cet arrêt.

Une des versions de la sculpture de Brancusi

Compétence du préfet

L’article 34 du décret du 30 mars 2007 relatif aux monuments historiques et aux zones de protection du patrimoine architectural dispose que  » [l]’inscription d’un immeuble au titre des monuments historiques est prononcée par arrêté du préfet de région après avis de la commission régionale du patrimoine et des sites réunis en formation plénière (…) » et ainsi le préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris, était compétent, selon le Conseil d’État pour inscrire Le Baiser au titre des monuments historiques.

Le Baiser et son socle formant stèle constituent, avec la tombe, un immeuble par nature

Le monument funéraire est bien un immeuble, au sens de l’article 518 du Code civil selon lequel « [l]es fonds de terre et les bâtiments sont immeubles par leur nature ». Selon le Conseil d’État, un monument funéraire construit sur un caveau servant de fondation, même si celui qui a érigé le monument n’est pas le propriétaire du sol, « doit être regardé globalement, avec tous les éléments qui lui ont été incorporés et qui composent l’édifice, comme un bâtiment, au sens et pour l’application de l’article 518 du code civil ».

En l’espèce, le père de Tatiania Rachewskaïa avait voulu ériger sur la tombe de sa fille un monument funéraire accueillant Le Baiser, qu’il avait acheté au sculpteur « sur la recommandation de l’amant de sa fille disparue, en hommage à la jeune femme ». La sculpture et la stèle faisant socle avaient été réalisées à sa demande par un marbrier. Le Baiser avait ensuite été fixé et scellé sur le socle.

Selon le Conseil d’État, Le Baiser est ainsi devenu un élément de l’édifice et « a perdu son individualité lorsqu’il a été incorporé au monument funéraire, sans qu’importe la circonstance ni que l’œuvre n’ait pas été réalisée à cette fin par Constantin Brancusi, ni qu’elle ait été implantée quelques semaines après le décès de la jeune femme ».

Le Baiser et son socle formant stèle constituent, avec la tombe, un immeuble par nature.

Selon le Conseil d’État :

« la seule circonstance qu’un élément incorporé à un immeuble n’ait pas été conçu à cette fin et qu’il puisse en être dissocié sans qu’il soit porté atteinte à l’intégrité de cet élément lui-même ou à celle de l’immeuble n’est pas de nature à faire obstacle au caractère d’immeuble par nature de l’ensemble, qui doit être apprécié globalement ».

Il conclut que Le Baiser peut être regardé comme un immeuble par nature, même s’il n’avait pas été créé à cette fin par son auteur et qu’il n’est pas établi qu’il ne pouvait en être descellé sans porter atteinte à son intégrité, ni à celle du monument funéraire, si le « monument avait été conçu comme un tout indivisible incorporant ce groupe sculpté », ce qu’aurait dû rechercher la cour administrative d’appel.

Droit de propriété et patrimoine

Selon l’article L. 621-27 du code du patrimoine (et non L. 621-17 du code du patrimoine comme indiqué par erreur sur le site du Conseil d’État :

«L’inscription au titre des monuments historiques est notifiée aux propriétaires et entraînera pour eux l’obligation de ne procéder à aucune modification de l’immeuble ou partie de l’immeuble inscrit, sans avoir, quatre mois auparavant, avisé l’autorité administrative de leur intention et indiqué les travaux qu’ils se proposent de réaliser./ Lorsque les constructions ou les travaux envisagés sur les immeubles inscrits au titre des monuments historiques sont soumis à permis de construire, à permis de démolir, à permis d’aménager ou à déclaration préalable, la décision accordant le permis ou la décision de non-opposition ne peut intervenir sans l’accord de l’autorité administrative chargée des monuments historiques (…)» .

Les propriétaires d’un bien immeuble inscrit au titre des monuments historiques ne sont pourtant pas, selon le Conseil d’État, privé ainsi de leur droit de propriété, mais cette inscription « a cependant pour effet, par elle-même, de limiter l’exercice du droit de propriété ». Ce droit est garanti par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, selon lequel ce droit est « inviolable et sacré » et dont « nul ne peut en être privé ». L’article 17 prévoit néanmoins une exception à cette règle « lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».  

Droit de propriété et droits de l’homme

L’article premier du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose que « [t]oute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international », mais autorise néanmoins les États à mettre en vigueur des lois réglementant « l’usage des biens conformément à l’intérêt général ».

Afin de déterminer quel intérêt doit prévaloir, celui du propriétaire du bien ou bien celui de l’état, le juge doit tenir compte de l’ensemble des effets juridiques d’une décision individuelle prise sur la base d’une réglementation affectant les droits de propriété et déterminer « s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les limitations constatées à l’exercice du droit de propriété et les exigences d’intérêt général qui sont à l’origine de cette décision ».

En l’espèce, l’arrêté du préfet de Paris affecte bien l’exercice du droit de propriété des ayants droit du père de la défunte, mais ces limitations « sont justifiées par l’objectif d’intérêt général de conservation du patrimoine national ». Les travaux d’entretien et de réparation nécessaire à la conservation de l’immeuble inscrit au titre des monuments historiques peuvent être réalisés et sont en outre subventionnés en vertu de l’article L. 621-29 du code du patrimoine, dans la limite de 40% de la dépense effective.

Le CE semble ainsi jouer à prétendre que le souci principal des ayants-droits est la protection de l’œuvre et non sa valeur marchande, qui n’est certes pas des moindres. Une œuvre en bronze de Brancusi, la Muse Endormie, avait été vendue aux enchères à New York en 2017 pour plus de 57 millions de dollars américains.

Le CE conclut que l’arrêté attaqué ne porte pas « au droit de propriété des requérants une atteinte disproportionnée au but d’intérêt général poursuivi par l’arrêté attaqué ».

Image courtesy of Flickr user Art Poskanzer under a CC BY 2.0 license.

Le Conseil d’État rappelle que les opinions qui choquent sont protégées par la liberté d’expression

Le 2 février 2017, au cours de sa chronique sur RTL Matin, On n’est pas forcément d’accord, Éric Zemmour avait tenu des propos qui avaient attiré l’attention du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA).

L’animateur avait salué la nomination par Donald Trump de Neil Gorsuch à la Cour Suprême des États-Unis et avait argumenté que le nouveau juge allait mettre fin à la pratique de la Cour suprême de « tordre le texte de la Constitution américaine pour lui faire dire ce qu’elle ne disait pas ». Zemmour reprochait à la Cour suprême d’avoir « imposé leur idéologie progressiste au peuple américain (…),  ce putsch judiciaire (…) qui s’appelle non-discrimination ».

L’animateur avait continué en reprochant à la Cour européenne des droits de l’homme, au Conseil constitutionnel et au Conseil d’État d’avoir « fait exactement la même chose que la Cour suprême. Le même putsch judiciaire, le même fétichisme de la non-discrimination, la même déclaration des droits de l’homme tordue dans tous les sens».

RTL est une radio privée et doit par conséquent passer une convention avec le CSA, au nom de l’État, en vertu de l’article 28 de la loi du 30 septembre 1986.

L’article 42 de la loi du 30 septembre 1986 donne en outre au CSA le pouvoir de mettre en demeure « les éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires et par les principes définis aux articles 1er et 3-1 ».

L’assemblée plénière du CSA avait rendu une décision le 14 juin 2017, qui avait mis en demeure RTL radio de respecter les stipulations de la convention passée avec le CSA.

Le CSA, selon les termes de son communiqué, considéra

« que la gravité et le caractère provocateur des propos tenus par le chroniqueur, qui constituent un éloge de la discrimination et la critique de toutes les institutions judiciaires qui contribuent à lutter contre celles-ci, alors que ces propos n’ont fait l’objet d’aucune contradiction ni mise en perspective à l’antenne, constituaient un manquement caractérisé aux stipulations de la convention de RTL. Celles-ci précisent en effet que l’éditeur doit en effet veiller à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République et contribuer aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations. »

RTL demanda au Conseil d’État d’annuler la décision pour excès de pouvoir, et, par une décision du 15 octobre 2018, le Conseil d’État annula la décision du CSA.

Le Conseil d’État cita tout d’abord l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, selon lequel :

« La communication au public par voie électronique est libre. L’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d’une part, par le respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté et de la propriété d’autrui, du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion et, d’autre part, par la protection de l’enfance et de l’adolescence, par la sauvegarde de l’ordre public, par les besoins de la défense nationale, par les exigences de service public, par les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication, ainsi que par la nécessité, pour les services audiovisuels, de développer la production audiovisuelle ».

Le CSA avait considéré que la radio s’était bien engagée par la convention conclue le 2 octobre 2012 entre CLT-UFA, la société éditrice de RTL, et le CSA, de « veiller à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République (…) [et à contribuer] aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations ».

Mais, pour le Conseil d’État, si le principe d’égalité devant la loi interdit bien les discriminations, et si la radio s’était bien engagée par convention à promouvoir ces valeurs républicaines et à contribuer à la lutte contre la discrimination, il n’en demeure pas moins que ces obligations doivent « se combiner avec le principe de la liberté de communication des pensées et des opinons » qui est consacré et protégé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à valeur constitutionnelle, et qui est rappelé par l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986.

Le Conseil d’État rappela enfin que Zemmour s’était exprimé durant une émission de trois minutes, qui invite des chroniqueurs aux opinions diverses et  dont le titre même « On n’est pas forcément d’accord », « invite les auditeurs à ne la recevoir qu’en tenant compte de son caractère polémique ».

Cette décision du Conseil d’État n’est pas surprenante puisque la liberté d’expression doit, selon les termes de la Cour européenne des droits de l’homme, protéger les informations et les opinions « qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976).